Le CinémaScope : entre art et industrie
 

Introduction

L’organisation d’un colloque international sur le CinémaScope (en décembre 2002, en Sorbonne) et la publication du présent ouvrage répondaient à plusieurs motivations.
L’occasion était offerte par la commémoration du 75e anniversaire de l’invention de l’Hypergonar par l’astronome français Henri Chrétien et du 50e anniversaire du lancement du CinémaScope par la 20th Century Fox. Mais la principale raison était que le temps des bilans et de la réflexion paraissait venu. Étrangement, aucun ouvrage français n’avait encore été consacré à cette invention. Lorsque le CinémaScope fut lancé, en 1953, il déchaîna les passions non seulement des gens directement concernés par le cinéma, d’André Bazin aux collaborateurs des « Cahiers » en passant par les gens de la profession appelés à donner leur avis, mais aussi de personnalités aussi éloignées du cinéma que le psychologue de l’enfance René Zazzo, l’écrivain Roland Barthes ou le physiologiste Yves Galifret, pour ne citer qu’eux. Les positions étaient alors très tranchées et variées, allant de l’enthousiasme le plus complet – Jacques Rivette ne considérait-il pas l’apparition du CinémaScope comme « un fait d’une autre importance que celle du parlant, sur le plan esthétique s’entend » ? – aux réserves, voire au refus de ceux qui voyaient en lui le fossoyeur du gros plan et du montage. Un certain accord semblait d’ailleurs se dégager pour prédire, sinon la disparition de ces éléments fondateurs du cinéma classique, du moins un amoindrissement de leur rôle. Si beaucoup s’en inquiétaient, André Bazin, quant à lui, semblait s’en réjouir. Il n’hésitait pas à déclarer qu’il « est faux que le découpage en plans et une gamme étendue d’échelles optiques soient l’élément nécessaire et fondamental d’une expression cinématographique aussi subtile qu’on voudra ». Selon lui, le CinémaScope n’allait d’ailleurs que parachever une évolution vers l’élimination du montage qui avait débuté quinze ans plus tôt.
Aujourd’hui, tandis que l’écran large est complètement banalisé et ne semble plus susciter les passions, il est intéressant de réfléchir à l’influence qu’a eue particulièrement le CinémaScope, en tant que procédé le plus représentatif, et à la voie qu’il a ouverte. Éric Rohmer, revenant en 2000 sur l’enthousiasme qui fut le sien lorsqu’il s’appelait encore Maurice Schérer, nous incite à revisiter cette page de l’histoire du cinéma qui n’est pas encore tournée. On constate en effet un regain d’intérêt des producteurs et des réalisateurs pour les tournages avec des optiques anamorphiques (influence du 16/9 télévisuel ?) dont les grands loueurs que sont Panavision ou Technovision proposent une large gamme. Il n’est pas jusqu’à certains tournages en technologie numérique qui n’aient recours à l’anamorphose.
Une autre raison a motivé notre démarche : cette réflexion sur le CinémaScope permet d’éclairer les interrogations fondamentales soulevées par le cinéma en général, notamment concernant les rapports du spectateur à l’image. Les divergences d’attitude à cet égard ont leur origine dans l’ambiguïté, dans l’ambivalence du concept de réalisme cinématographique. Aux partisans de l’immersion du spectateur dans l’image qui ne rejettent pas l’idée du « cinéma total », récurrente depuis les origines de l’« image animée », s’opposent ceux qui considèrent que le véritable réalisme doit s’adresser plus à l’esprit qu’aux sens du spectateur et offrir à celui-ci les moyens de reconstruire sur son écran intérieur la réalité du monde.
En réalité, le CinémaScope, disons plus généralement le scope, a su se maintenir à la croisée de ces deux chemins et c’est probablement ce qui lui assura une très large diffusion. Aussi bien Henri Chrétien et les premiers praticiens de l’Hypergonar que la Twentieth Century Fox n’envisageaient pas pour cette innovation un avenir « forain ». Le CinémaScope (et ses nombreux clones et dérivés), à la différence de bien des procédés qui fleurirent dans les années cinquante, réussit à s’intégrer durablement aux pratiques industrielles, économiques et esthétiques du cinéma dominant. Il a acquis ainsi une valeur emblématique que consacre son abréviation en « scope » – comme le Cinématographe est devenu cinéma, puis ciné. Il n’en reste pas moins vrai que les études publiées dans cet ouvrage ont souvent une portée plus générale et pourraient s’appliquer également au Todd-Ao, à la VistaVision et à d’autres procédés d’écran large anciens ou actuels.
Tout autant que favoriser la pluralité des points de vue, nous souhaitions rassembler autour du sujet des chercheurs de diverses origines, témoignant d’approches différentes. La pluridisciplinarité est de plus en plus ressentie comme une nécessité de toute recherche moderne sur le cinéma. Elle comporte toutefois le risque de voir chacun « jouer sa partition » isolément. Au lecteur de juger si nous avons réussi à l’éviter, au moins partiellement.
L’aventure du CinémaScope est-elle parvenue à son aboutissement ? Au fur et à mesure que nous avancions dans nos propres recherches, nous en sommes venus à en douter fortement. Les conceptions d’Henri Chrétien (de Claude Autant-Lara, de Jean Tedesco, etc.) comme celles d’Abel Gance qui les ont largement inspirées n’ont été, en effet, que très partiellement mises à profit par la Fox et les autres maisons de production. L’écran variable et les écrans multiples, que la Fox a rejetés et qui paraissaient alors avant-gardistes et compliqués à mettre en œuvre, ne pourraient-ils pas, dans le cadre des technologies numériques, offrir au cinéma de nouvelles possibilités de développement ?
Était-il nécessaire de conclure au terme de l’ouvrage ? Nous ne le pensons pas car il eût été dommageable de réduire la richesse des points de vue à leur plus petit dénominateur commun. Si l’ouvrage a ouvert un chantier et éclairé de nouvelles voies de réflexion, nous considérons qu’il a atteint son but. N’eût-il pas été étrange que, tandis que Chrétien a cherché à effacer notre perception du cadre de l’écran, nous cherchions à corseter la pensée des auteurs dans les limites d’une conclusion réductrice ?
Nous ne saurions terminer sans remercier très sincèrement, outre l’Association française de recherche sur l’histoire du cinéma qui a accepté de publier cet ouvrage, le Centre national de la cinématographie et la Fondation Électricité de France qui n’ont pas hésité à nous apporter leur aide généreuse.

Jean-Jacques Meusy
Directeur de recherche au CNRS